Olivier Duch : “À Tignes, nous inventons le Tignes 3.0, fidèle à notre esprit pionnier”

Face au défi climatique, la commune de Tignes engage une transformation historique de son modèle de station. Sobriété, coopération et audace collective guident cette vision d’un territoire durable, au-delà de 2050.

 

Entrepreneurs d’avenir : Olivier, tu es le 1er adjoint au maire de Tignes, une commune  et une station de ski qui a mené une vaste réflexion collective* pour élaborer une stratégie ambitieuse pour 2050 et au-delà. Quelle est l’intention qui vous a guidés et quel objectif souhaitez-vous atteindre dans quelle temporalité ?

Olivier Duch : Tignes est connue pour être une grande station de ski internationale, mais c’est avant tout un village de 2 000 habitants. Et toute l’activité touristique sert aujourd’hui la qualité de vie de ces habitants. En 2026, le contrat de concession des remontées mécaniques arrive à son terme. Il faut réécrire une nouvelle histoire, écrire un nouveau contrat pour les trente prochaines années. Or, dans la perspective de forte incertitude sur la pérennité de notre modèle, comment ne pas interroger la population sur la vision qu’elle porte de l’avenir ? Sur ses souhaits, ses craintes, ses motivations ? Nous avions besoin de temps de partage et d’échange afin de nous donner collectivement un projet qui devait servir de cap pour notre nouveau projet de contrat. La concertation s’est nommée « Tignes 2050 », mais elle a pour temporalité la deuxième moitié du siècle. Le sujet n’est pas d’arriver à 2050, mais bien de créer les conditions qui doivent permettre à Tignes et aux Tignards de se projeter au-delà. Et pour cela, nous avons défini ensemble une stratégie qui sert ce futur durable et désirable.

 

Comment la municipalité associe-t-elle les habitants et quel est le retour sur ces sujets ? Y-a-t-il adhésion sur ces questions qualifiées « d’écologiques » ?

De notre point de vue, le dialogue citoyen est un élément primordial de la vie politique en général, et encore plus lorsque nous sommes face à tous ces défis. La population de Tignes est évidemment hétérogène sur le sujet de l’écologie, mais la campagne municipale de 2020 a montré de réelles attentes d’une partie des habitants sur les aspects environnementaux. Nous avons ainsi créé un Comité de la transition du territoire dans lequel sont associés des citoyens. C’est une instance qui joue un vrai rôle dans notre démarche. Elle propose, critique, valide tous les sujets qui ont trait à l’écologie, et plus largement à la transition. Nous évoquons notamment la décarbonation, la préservation de la biodiversité, mais aussi la nouvelle saisonnalité, l’inclusion, l’égalité homme / femme, le 3ème âge, la famille, le logement, la santé etc. Par ailleurs, nous réalisons des réunions publiques, notamment sur des sujets sensibles. C’est le cas du glacier de la Grande Motte, dont la requalification interroge les administrés. Et si, dans un premier temps, les crispations étaient fortes chez certains, je crois que nous avons su convaincre la grande majorité de l’importance de traiter ces sujets avec lucidité et d’embrasser l’avenir en prenant des décisions difficiles mais nécessaires. Enfin, nous réalisons des bilans de nos actions à différentes échéances, afin de montrer que le changement est en cours. Chaque mois, nous diffusons une lettre d’actualité de la transition. Et nous synthétisons un bilan annuel. Cela représente beaucoup d’énergie, mais nous sommes conscients qu’au-delà des actions de la collectivité, tous les Tignards doivent s’approprier la transition et en devenir les acteurs.

 

Depuis août 2023, vous rendez des comptes et donnez à voir dans vos bilans annuels chaque étape d’avancement, petits et grands pas. Comment embrassez-vous la transition pour un territoire durable et tous les défis associés : économique, sociaux et environnementaux ?

A notre arrivée, nous avions établi une feuille de route pour notre mandat qui reprenait nos engagements. En écrivant cette stratégie à l’été 2023, nous avons compris qu’elle deviendrait notre nouvelle feuille de route. Cela pour dire que cette vision est portée par l’ensemble de la collectivité. Et chaque service intègre les objectifs de ce document-cadre dans son projet. Si l’on reprend l’exemple du ski et de la Grande Motte, c’est un cas d’école. Nous avons un sujet économique lié aux conséquences du réchauffement climatique. Mais finalement, le business associé à l’activité est assez limité. C’est avant tout un sujet social, puisque le glacier permet de longues saisons, et donc de longs contrats d’embauche. Comment la vie à l’année peut s’adapter à la déprise du ski là-haut ? Peut-on limiter cette déprise ? Pour y répondre, nous devons prendre en compte les aspects environnementaux et sociétaux : préservation de la biodiversité du site, acceptation sociétale de solutions techniques (neige de culture, snowfarming), anticipation de l’évolution des ressources (eau, énergie, matériaux). Nous devons porter un regard à 360 degrés sur tous les enjeux. Et à cet effet, si le développement économique doit encore nous guider, il doit s’accompagner de l’intégration d’une sobriété dans nos démarches. En 2050, nous devrons être capables de vivre plus sobrement.

 

Quels sont les piliers de votre action et comment en mesurez-vous l’avancement ?

La stratégie est conçue autour de quatre piliers :
– la définition d’un modèle multi-saisons responsable, favorisant la vie à l’année,
– le bien-vivre à Tignes,
– la préservation de notre patrimoine naturel,
– et la réduction de notre empreinte carbone.

Dans chacun d’eux, nous avons défini des objectifs (vingt au total) et des actions pour y parvenir (quatre-vingts douze au total).

En voici  quelques exemples emblématiques :
– la modification du PLU en 2023, qui, pour la première fois, réduit les droits à construire et limite ainsi l’artificialisation des sols,
– l’engagement de Tignes Développement, structure qui gère le projet touristique, de concentrer ses efforts de promotion au seul périmètre européen – au détriment des marchés intercontinentaux – afin de réduire notre bilan carbone,
– la mise en place de transports collectifs entre Tignes et Val d’Isère,
– la sanctuarisation du glacier de la Grande Motte,
– la diversification, le développement de micro-centrales hydroélectriques.
Et, pour mesurer l’avancement de la transition, nous avons défini des indicateurs les plus objectifs et pragmatiques possibles : les gains d’émission de CO2, le poids de déchets sauvages ramassés, le nombre de copropriétés rénovées, etc.

 

La commune a choisi d’éditer un livre « Tignes, un esprit pionnier pour inventer le futur » : le choix du récit pour une municipalité est inédit et il y est écrit notamment que « considérant que notre niveau de connaissance des défis à venir engage notre responsabilité collective vis-à-vis des générations futures, et que la collectivité locale a un rôle à jouer dans la construction d’un modèle global  soutenable, la commune de Tignes a souhaité s’impliquer de manière résolue et déterminée dans un processus de transition. Cette décision du conseil municipal d’août 2023 est le point de départ d’une démarche rare dans les stations de ski françaises : la transformation de notre modèle économique. Face aux menaces existentielles (crise climatique, transition énergétique, tension sur l’eau), nous, Tignards engageons un changement historique de mode de vie. » Pour qui et pour quoi cette urgence alors que votre territoire est l’un des plus préservés encore compte tenu de l’altitude* ?

Tignes est effectivement une des stations le plus hautes d’Europe. Nous pourrions penser que nous avons du temps avant d’être impactés par le réchauffement climatique. Nous pourrions même penser que nous allons bénéficier d’un effet d’aubaine sur les prochaines décennies avec le report de skieurs en altitude. Mais d’une part, nous sommes déjà touchés, et donc sensibilisés avec la fonte du glacier de la Grande Motte. Et d’autres part, nous sommes convaincus que la nécessaire adaptation de notre modèle nécessite beaucoup de temps et d’anticipation. A ce stade de nos connaissances, nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre des années sans neige pour agir.

C’est quand il fait beau qu’on change le toit. C’est quand l’activité est encore solide qu’il faut investir dans l’avenir. Et Tignes a la chance d’être un stade naturel formidable, avec un lac, un glacier, des sommets emblématiques, le parc de la Vanoise, mais aussi un patrimoine historique et culturel qui sont de véritables atouts de diversification. Nous avons pleinement conscience qu’aucune autre activité ne pourra créer autant de richesses que le ski. Mais nous devons dès maintenant nous donner les moyens d’inventer et de réussir notre diversification.

 

Cette délibération du 8 août 2023 est fondatrice. Vient-elle en écho avec le passé particulier de Tignes ? Un effet de résonance pour imaginer la résilience du territoire symbolisé par sa devise « Tignes semper vivens » ?

Ce n’est qu’un avis personnel, mais je suis convaincu que l’histoire d’un territoire joue un rôle important sur sa vision du présent et sur l’avenir. En tant qu’enfants du pays, nous avons encore dans notre âme la tragédie de l’engloutissement du village de Tignes et la fierté de sa reconstruction 500 mètres plus haut. A l’époque, c’était un pari fou. Nombreux étaient ceux alors qui pensaient impossible de vivre à 2 100 m. Mais nos prédécesseurs ont trouvé des ressources, portés par un espoir et une volonté de fer. Je crois que leur audace et leur ténacité nous obligent à un grand sens des responsabilités. Pendant des siècles, Tignes a vécu de l’agropastoralisme, du commerce et des débuts de l’alpinisme. Puis à la fin des années 50, c’est l’or blanc qui a permis à toutes les familles tignardes de s’installer, de prospérer. Nous sommes encore dans ce modèle, mais nous devons créer le Tignes 3.0 aux couleurs blanches, vertes, et bleues. Nous devons être dignes de cette histoire forte, dignes de notre devise et tout mettre en œuvre pour garantir un avenir durable pour Tignes et ses habitants.

 

Enfin, Tignes vient de prendre une décision « radicale » , celle de créer une SPL (Société Publique Locale) pour se réapproprier l’exploitation du domaine skiable qui était depuis de longues années exploité via une DSP (Délégation de Service Public). Quel rôle cela joue-il dans votre stratégie pour 2050 et après ?

Je précise tout d’abord que le domaine sera toujours géré via une DSP, mais nous avons effectivement choisi de ne pas renouveler la délégation à un opérateur extérieur, ce qui met fin à une longue collaboration avec la CDA. Et nous avons créé une SPL (Société Publique Locale) dont la Mairie de Tignes est actionnaire à 90% pour l’exploiter. Son nom en dit beaucoup puisqu’elle s’appelle ALTTA (Alliance Locale pour la Transition des Territoires d’Altitude). Cette décision est donc un maillon essentiel de notre stratégie car nous sommes convaincus que la gestion du domaine skiable va énormément évoluer au fil des années. Et que la place des activités hors ski (hiver comme été) doit être plus grande. Nous parlons désormais de gestion de domaine de montagne. Nous avons donc besoin d’être réactif pour nous adapter, et même proactif pour anticiper, créer un nouveau modèle pérenne. C’est ce besoin vital d’agilité qui nous a amené à faire ce choix. En effet, dans le cadre d’une concession classique à un opérateur tiers après appel d’offre, nous sommes extrêmement contraints par les termes du contrat, qui doivent être les plus précis possibles. Dans le cas de la SPL, un contrat est signé entre la commune et Altta, mais celui-ci peut être plus souple et plus facilement révisable. D’autres aspects sont rentrés également en compte, notamment la volonté que les richesses créées restent à Tignes. Et puis, c’est un projet de territoire : les communes de Sainte-Foy-Tarentaise, Val Cenis et Champagny sont associées dans l’entreprise qui va également exploiter le domaine de Sainte-Foy-Tarentaise. L’avenir de la montagne ne se jouera pas seul et Altta doit être un formidable outil de coopération, de synergie, de solidarité.

 

 

 NDLR. -* dans le contexte particulier qui est celui d’une des stations de ski les plus haute de France mais avec notamment  un glacier toujours plus fragile au regard des changements climatiques.

 

Une interview réalisée par Coryne Nicq • octobre 2025

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