Christian Têtedoie : “Mettre du cœur dans l’assiette, c’est donner du sens à la cuisine”
Chef étoilé et Meilleur Ouvrier de France, Christian Têtedoie incarne une gastronomie engagée, entre respect du vivant, santé et transmission. Pour lui, cuisiner, c’est avant tout un acte d’amour et de responsabilité envers les générations futures.
Entrepreneurs d’avenir : Christian, tu es Meilleur Ouvrier de France depuis 1996, chef étoilé depuis 25 ans (1 étoile et 1 étoile verte) à la tête de neuf établissements et président de l’association des Maîtres Cuisiniers de France. Tu as forgé ton expérience dans les cuisines de restaurants les plus prestigieux de France. Que retiens-tu de cette aventure ? Que dirais-tu au « meilleur apprenti de France » que tu as été à 17 ans ?
Christian Têtedoie : Ce que je retiens avant tout, c’est la culture du travail, profondément ancrée en moi depuis mon enfance. L’engagement, la persévérance, le dépassement de soi… Ce sont ces valeurs qui m’ont permis de maîtriser les techniques et d’atteindre l’excellence que j’ai toujours visée. Chaque étape, chaque cuisine, chaque maître rencontré m’a appris l’exigence et la rigueur nécessaires pour construire une trajectoire solide. À ce jeune apprenti que j’étais à 17 ans, je dirais simplement : crois en tes rêves et ne lâche rien. Le chemin est long, parfois difficile, mais chaque effort en vaut la peine.
Tu es engagé depuis de longues années pour une alimentation saine et durable. Pourquoi cette voie, bien avant que cela ne devienne une revendication ? Comment procèdes-tu pour tes approvisionnements et jusqu’où souhaites-tu aller ?
Mon attachement aux produits frais, locaux et de saison remonte à mon enfance, auprès de mes parents maraîchers. Cette sensibilité a toujours fait partie de ma cuisine. Mais c’est à la naissance de ma petite-fille Salomé que cette démarche a pris une tout autre dimension. Ce fut un moment fondateur, qui a renforcé ma conscience de la responsabilité que nous avons envers les générations futures. Ce n’était pas une rupture, mais un approfondissement de mes convictions. J’ai ressenti l’urgence d’aller plus loin, de faire de chaque choix un acte engagé : choix des producteurs, du mode de culture, du transport, du tri, du respect du produit. C’est dans cette logique que j’ai développé un partenariat fort avec Mes Producteurs – Mes Cuisiniers, pour favoriser les circuits courts, la transparence et la juste rémunération des agriculteurs.
Cette cohérence entre le fond et la forme a été saluée par l’attribution de l’étoile verte Michelin en 2021. Une reconnaissance qui honore notre engagement pour une gastronomie plus durable. Mais cette étoile n’est qu’un point d’étape : je souhaite aller encore plus loin, notamment en revalorisant les métiers de la terre, en préservant la biodiversité, et en sensibilisant nos équipes comme nos clients à une cuisine qui respecte le vivant.
Cuisiner durablement a un coût : cela implique du temps, des équipes formées et un vrai effort financier. Mais je crois que c’est un investissement indispensable pour l’avenir. Nous avons aussi appris à travailler le produit dans sa totalité, de la racine à la tige, du filet à l’arête, afin de limiter le gaspillage et respecter ce que la nature nous offre.
Tu dépasses le rôle du « chef étoilé » pour te pencher sur la santé : celle des anciens, des enfants malades, ou encore des soignants du Centre Léon Bérard. Comment agis-tu concrètement ?
Mon engagement en faveur de la santé est une prolongation naturelle de ma vision de la cuisine : nourrir, c’est aussi soigner. Depuis plusieurs années, je travaille étroitement avec les équipes du Centre Léon Bérard à Lyon, un centre de référence en oncologie. Ensemble, nous explorons les interactions entre l’alimentation, les traitements et notamment les médicaments de chimiothérapie. Le but est de proposer une cuisine adaptée aux effets secondaires, respectant les goûts, les textures. Une cuisine qui donne envie de manger, car l’alimentation est aussi importante pour guérir.
En parallèle, j’assume depuis 2023 la présidence du Comité national de lutte contre la dénutrition, avec un accent fort mis sur les EHPAD. Trop souvent, la question de l’alimentation y est reléguée au second plan. Or, mal se nourrir, c’est perdre du poids, du muscle, de l’autonomie. Nous devons inverser cette tendance. Je m’y engage à travers des formations pour les chefs de restauration collective, des concours, des webinaires en lien avec des diététiciennes, et des actions politiques pour faire bouger les lignes. C’est dans cet esprit que nous avons lancé le programme “Établissement Gourmand“, qui valorise la manière dont on cuisine, présente et sert les repas dans les structures médico-sociales. L’objectif est simple : redonner du sens à l’acte de cuisiner pour les plus fragiles, et montrer que même dans un cadre contraint, on peut faire bon, beau et nourrissant.
On retrouve dans tout ce que tu fais deux maîtres mots : excellence » et «transmission». Pourquoi ces valeurs sont-elles si essentielles pour toi ?
Parce que ce sont les fondements de mon parcours. L’excellence m’a été transmise par mes maîtres : Joseph Delphin, Paul Bocuse, Georges Blanc, et bien d’autres. À mon tour, je me sens responsable de transmettre ce que j’ai reçu. En tant que président des Maîtres Cuisiniers de France, je défends ces valeurs au quotidien. Et à la Maison Têtedoie, nous accueillons chaque année de nombreux apprentis. Je les forme avec exigence, bienveillance et une grande attention aux détails. L’objectif n’est pas seulement de leur apprendre à cuisiner, mais de leur donner l’amour du métier, le sens de la rigueur, le goût de l’effort. Transmettre, c’est semer pour l’avenir. Et l’excellence, ce n’est pas viser la perfection, mais ne jamais se contenter du minimum.
« Le cœur en cuisine » est une expression que tu pourrais faire tienne ? Avec quelle intention agis-tu pour la transition durable ?
Oui, totalement. « Le cœur en cuisine », c’est une manière de dire que je mets de l’intention, du respect et de la sincérité dans chaque plat. Cuisiner, ce n’est pas seulement transformer des produits, c’est raconter une histoire, tisser du lien, transmettre une émotion.
La transition durable, je la vis comme un engagement quotidien. Cela passe par le choix des produits, par le tri des déchets pour le compostage de nos déchets, par la réduction du gaspillage, par la création de plats qui utilisent en totalité le produit et aussi par la valorisation des circuits courts et des variétés anciennes.
Redonner à la Terre ce qu’elle nous a donné, c’est une philosophie. Cela demande de la cohérence, de l’organisation, de la pédagogie. Et c’est cette cuisine-là que je veux transmettre aux générations qui arrivent. Une cuisine du bon sens, du bon goût, et du bon cœur. C’est aussi dans cet esprit que je collabore avec le Centre de Ressources de Botanique Appliquée (CRBA) à Charly (69). Ensemble, nous œuvrons à réintroduire des variétés anciennes de légumes adaptées à nos terroirs, comme le poireau bleu de Solaize ou les piments de Bresse. Ces variétés, oubliées des circuits classiques, sont riches de goût, de sens, et parfaitement adaptées à une agriculture responsable.
Une interview réalisée par Coryne Nicq • octobre 2025