Épuisés, comme la terre : récit d’un anéantissement individuel et collectif
Dans Le grand épuisement, Nelly Pons mêle l’intime au politique en racontant son burn-out comme le miroir d’un monde à bout de souffle. À travers ce récit à la fois personnel et universel, elle questionne la course effrénée de notre société, l’épuisement des ressources naturelles et la nécessité de repenser en profondeur nos équilibres de vie.
Entrepreneurs d’avenir : Après des ouvrages très engagés, dans le registre « Essais » – Choisir de ralentir (Actes Sud, 2017), Océan Plastique (2020), La permaculture (Que sais-je ?, Puf, 2022) – vous venez de publier un livre très personnel : « Le grand épuisement » aux éditions Actes sud. Pourriez-vous revenir sur ce qui a inspiré ce très beau livre qui rompt avec tout ce que vous avez écrit avant ?
Nelly Pons : Le point de départ est la traversée d’un burn-out en forme sévère. Un véritable effondrement qui m’a valu deux ans d’arrêt, un licenciement pour inaptitude et une reconversion professionnelle forcée. Lorsque j’écrivais Choisir de ralentir, il m’est apparu de manière évidente que les épuisements individuels sont le pendant humain d’un processus qui nous touche collectivement, que les phénomènes de burn-out, de raréfaction des ressources naturelles et d’effondrement de la biodiversité sont les résultantes d’un seul et même mécanisme. Pour autant, je n’entendais personne en parler en ces termes. C’est ainsi que j’ai trouvé la motivation d’écrire, je savais exactement ce que j’avais envie de dire.
Dans ce livre autobiographique, vous décrivez votre propre épuisement. Vous racontez dans un style poétique, à huis clos, votre hospitalisation, l’isolement, le mutisme, la rupture avec tout ce qu’exige une vie, dite normale, dans le monde du travail et en Société. Pourriez-vous revenir sur ce récit qui vous a mené de la descente au retour à la vie sociale ?
Un matin, tandis que j’étais jeune directrice d’une structure associative en pleine crise de croissance, je n’ai plus réussi à me lever. Pendant un mois, j’ai dormi vingt-deux heures sur vingt-quatre. Le deuxième, vingt heures. S’éveiller, marcher, lire, travailler… Soudainement, cela m’était rendu impossible. Quelque chose en moi avait cédé. S’en est suivi un long parcours d’errance médicale, de soin, puis de convalescence, jusqu’à comprendre que plus jamais je ne pourrais reprendre ma vie d’avant. Il m’a alors fallu complètement repenser ma vie et ses grands équilibres. Heureusement, j’avais la chance d’être bien entourée. La rencontre avec une médecin du travail spécialisée a également été clef, car elle m’a permis de comprendre ce qui m’avait terrassé, de sortir de la honte, de la culpabilité et la responsabilisation individuelle abusive, pour embrasser une clé de lecture plus globale. Et ainsi, me redresser.
Votre livre passe par votre propre expérience de l’épuisement pour nous amener à questionner et à constater l’épuisement en général : des individus, des ressources et des écosystèmes. Est-ce bien la défaillance de nos modèles sociaux que vous constatez et dénoncez dans ce livre ?
L’idée, en effet, n’est pas de me raconter pour me raconter. La trajectoire individuelle tente ici de rejoindre le collectif. L’humain, le non-humain. L’intime, le politique. À partir d’un récit très incarné, j’avais envie de tisser des liens entre les différents sujets qui m’animent et poser clairement cette hypothèse : ne serions-nous pas en train de faire un burn-out collectif ? Les conflits de valeur, les injonctions contradictoires et la perte de sens, que l’on trouve à la base de tout processus d’épuisement, se répandent comme une traînée de poudre dans la société. Plus les inégalités se creusent, plus les crises écologiques et l’injustice sociale s’aggravent, et plus nous serons nombreux à nous sentir sur un fil, au bord de l’épuisement. Aujourd’hui, 15% des lycéens présentent un risque de dépression et un quart d’entre eux déclarent avoir eu des pensées suicidaires au cours des 12 derniers mois[1]. Un quart ! Si nos jeunes sont touchés, c’est que nous sommes arrivés au bout du modèle, il nous faut réagir.
Qu’avez-vous à nous dire, lecteurs, sur nos propres fragilités voire expériences dépressives ? Votre expérience peut-elle servir ceux qui se sentent glisser ?
D’une certaine manière, Le grand épuisement peut être lu comme un éloge de la vulnérabilité. Dans le livre, je convoque l’image des canaris qui, au XIXème siècle, étaient placés au fond des mines. Très sensibles aux émanations de gaz toxiques, lorsqu’ils mouraient ou s’évanouissaient, c’était le signe qu’il fallait quitter les lieux. Les personnes qui, d’une manière ou d’une autre, s’effondrent dans un monde devenu intenable, ne seraient-elles pas les “canaris” de notre XXIème siècle ? J’ai espoir que Le grand épuisement permettra à celles et ceux qui se sentent inadaptés et ne se résignent pas face à la marche actuelle du monde, de se sentir moins seul, de mieux comprendre ce qui les terrasse, et de trouver l’élan de résister.
Comment se ressaisir et changer le monde pour que les humains ne s’épuisent pas ?
Nous cesserons de nous épuiser lorsque nous cesserons d’abîmer la terre qui nous nourrit et de cultiver un rapport de prédation au monde. Depuis le club de Rome de 1972 et le rapport Meadows sur “les limites de la croissance”, nous savons que la croissance infinie dans un monde fini n’est pas possible. De ce fait, notre modèle économique n’est pas viable sur le long terme et constitue, par essence, une injonction contradictoire. Pour cheminer vers de nouveaux possibles, nous avons besoin de comprendre notre interdépendance avec les autres espèces, avec l’eau, l’air, l’océan, les glaces, les forêts… D’intégrer les limites planétaires dans nos champs d’action et de nous inspirer des dynamiques du vivant pour orienter nos activités. Hartmut Rosa, penseur de l’accélération, propose le concept de résonance. Comment pourrions-nous entrer en empathie avec le monde ? Se laisser traverser par lui. Et alors, peut-être, oser se dresser pour construire, ensemble, un avenir désirable.
[1] https://www.santepubliquefrance.fr/presse/2024/sante-mentale-et-bien-etre-des-adolescents-publication-d-une-enquete-menee-aupres-de-collegiens-et-lyceens-en-france-hexagonale#:~:text=De%20plus%2C%2014%25%20des%20collégiens,dépressifs%20déclarés%20par%20les%20adolescents.