Fabienne Delfour : « Comprendre l’animalité, c’est repenser notre place dans le Vivant »

Chercheuse en éthologie, Fabienne Delfour explore depuis trente ans les émotions, cultures et personnalités animales. À travers ses travaux et ses engagements, elle défend une approche à la fois sensible et scientifique du Vivant.

 

Entrepreneurs d’avenir : En tant que chercheuse en éthologie et cognition animale, vous avez consacré une grande partie de votre carrière à l’étude du bien-être animal. Qu’est-ce qui vous a motivée à vous engager dans cette voie et vos recherches ont-elles contribué à faire évoluer les mentalités liées au bien-être animal ?

Fabienne Delfour : Depuis trente ans, je développe une approche de l’éthologie (i.e. étude du comportement animal) qui prend en considération la personnalité, la vie mentale, les désirs, les émotions, la biographie des animaux. Cette éthologie constructiviste conçoit que les animaux vivent leur vie à la première personne, en d’autres termes, elle prend en considération leur sentience. C’est donc assez naturellement que je me suis dirigée vers l’étude de leur bien-être.

Aujourd’hui nous sommes plusieurs chercheurs à travailler sur la validation scientifique d’indicateurs qui permettent d’identifier et de mesurer les différents états de bien-être chez de très nombreuses espèces animales. C’est important de disposer d’outils scientifiques pour éviter le piège de l’anthropomorphisme, notamment quand on veut statuer sur le bien-être des animaux et améliorer leurs conditions de vie ou leur fin de vie par exemple. Mes recherches ont permis de disposer d’une méthode scientifique pour caractériser les personnalités chez des dauphins et des lamentins, de définir l’optimisme et le pessimisme chez des dauphins, d’identifier leurs émotions positives et négatives, de travailler à la construction d’outils de suivi du bien-être chez des dauphins en milieu fortement anthropisé ou en mer.

J’aime aussi porter ces savoirs scientifiques à la connaissance du public et des décideurs car nous avons encore besoin de faire bouger les mentalités et d’avancer dans les mesures qui doivent être prises en faveur de la condition animale. Je pense qu’en rendant possible l’accès au plus grand nombre aux savoirs scientifiques la société serait ainsi mieux informée et pourra mieux statuer sur le bien-être des animaux en se départissant d’un anthropomorphisme ou parfois mêmes un anthropocentrisme qui polluent le débat et les actions. Le grand public est curieux et de plus en plus instruit sur ces questions donc notre rôle en tant que chercheurs et de contribuer à cette acquisition de connaissances.

 

Votre expertise vous a amenée à explorer des sujets variés, du bien-être des animaux en captivité à leurs interactions sociales. Quel aspect de ces recherches vous passionne ou étonne le plus ?

Je travaille dans des environnements inter-scientifiques et c’est ce que j’aime. Je trouve intéressant et enrichissant de monter des projets où des chercheurs, aux expertises différentes et complémentaires, contribuent à expliquer un phénomène ou un processus. J’aime les approches holistiques qui permettent de saisir la complexité du vivant. Nous savons tous que la somme des parties explique rarement la complexité du tout, il est donc nécessaire de mettre en dialogue les disciplines.

Les cétacés doivent vivre dans des milieux de plus en plus anthropisés, ils font face à une dégradation de leurs habitats (changements climatiques, pollutions, acidification du milieu, raréfaction des ressources alimentaires), je suis toujours curieuse de voir comment des animaux sociaux font face, s’adaptent ou s’accommodent de ces changements, comment ils enseignent à leur progéniture les nouvelles règles de vie, comment ils élaborent de nouvelles cultures et traditions par exemple. La force semble être le collectif. Chez certaines espèces de cétacés, il existe une sororité forte qui pousse des femelles à s’occuper de la progéniture de leurs sœurs ou con-sœurs… des alliances se mettent en place chez les mâles… chez plusieurs espèces le commandement est partagé… tout cela me fascine !

J’aime partir dans un autre univers et comprendre l’animalité permet de faire ce passage, ce voyage.

Depuis plusieurs années, j’ai aussi franchi le pas vers des projets Arts, Sciences et Environnement pour sensibiliser le plus grand nombre à la beauté, la richesse et la vulnérabilité du Vivant.

 

Votre dernier ouvrage, Dans la peau d’un dauphin, nous plonge dans l’univers fascinant des cétacés. Quel message souhaitez-vous transmettre à vos lecteurs à travers ce récit ?

Il s’agit d’un témoignage personnel mais aussi scientifique de trente années passées à étudier, côtoyer et grandir auprès de cétacés. J’avais aussi à cœur de détruire certains présupposés et préjugés, de battre en brèche des interprétations erronées et de re-naturaliser les dauphins. Non un dauphin qui saute n’est pas content, non le sourire permanent du dauphin ne signifie que cet animal est toujours content, non un dauphin qui vient à l’étrave d’un bateau ne veut pas interagir avec vous, non un dauphin qui tourne autour de vous quand vous faites une apnée ne veut pas interagir avec vous…

Certains dauphins sont curieux d’autres timides, l’adaptation des dauphins à la présence humaine les rend vulnérables, notamment aux collisions car ils sont moins vigilants à l’égard de nos activités.

Je voulais dresser un portrait contemporain des dauphins à partir d’une synthèse de connaissances scientifiques car ça n’avait jamais été fait.

Je voulais le faire en défendant l’approche sensible de l’éthologie constructiviste et dire que je n’avais pas attendu que l’animalité et les émotions des animaux soient à la mode pour m’intéresser à leur sentience. Il y a déjà 30 ans je développais ces thématiques et j’étais la risée de tous mes collègues scientifiques.

Je suis ravie qu’aujourd’hui il soit admis de parler de personnalité animale, de mondes animaux (umwelt) et d’émotions animales par exemple.

Je voulais expliquer qui étaient les dauphins et comment ils vivaient l’océan.

 

Avec vos multiples casquettes de chercheuse, auteur et consultante, comment voyez-vous l’évolution des mentalités vis-à-vis de l’éthique animale dans le monde politique et aussi dans les entreprises  ?

Le grand public et les législateurs sont de plus en plus attentifs à la condition animale mais il y a encore de très nombreux progrès à faire. Et là encore je pense que trop souvent la science est dénigrée ou trop rarement incluse dans les débats.

Il y a une méconnaissance du vivant, de ses besoins et de ses particularités. Il est urgent de comprendre l’animalité, les mondes animaux et il est nécessaire de penser l’humain dans l’écosystème. Il faut cesser de le penser à côté ou pire au-dessus de l’écosystème. Idem pour l’éthique animale, il est important de réfléchir à notre compréhension de l’animalité pour pouvoir établir des relations respectueuses avec les animaux non humains.

Il est de notre responsabilité, à nous chercheurs, de protéger, défendre et restaurer la biodiversité et d’apporter des connaissances sur qui sont les animaux non humains. L’amélioration de nos relations anthropozoologiques se fera avec l’aide de la société et bien sûr cela doit se faire avec l’appui des législateurs. Il est donc nécessaire de les sensibiliser et de les éduquer, de continuer à le faire.

Mes « multiples casquettes » me permettent de porter des messages zoocentrés à destination des scientifiques, des législateurs et du grand public. Les médias sont des relais puissants et nous devons communiquer pour faire évoluer les mentalités.

Trop peu d’entreprises se saisissent des questions relatives à la condition animale et en comprennent les enjeux c’est dommage. Cette année un gros coup de projecteur est mis sur l’océan : je suis curieuse de voir ce qui ressortira de l’UNOC organisé à Nice. Il semble que des entreprises se soient mobilisées à voir si elles transformeront l’essai.

 

 

Lors de votre participation à l’Université de la terre sur le thème « Océans : le grand bouleversement du vivant » vous avez pu partager avec vos compagnons de route de ce projet vos connaissances à un large public. Quels sont les points clés que vous avez abordés et que retenez-vous de cette expérience ?

 

Il nous a semblé important de montrer la beauté et la vulnérabilité de cette grande migration du Vivant qui se déroule chaque année en Afrique du Sud. Ce hot spot de la biodiversité est victime d’une anthropisation grandissante et est mis en péril. De cette migration de sardines dépend la survie de nombreux prédateurs. Si elle s’effondre tout s’effondre ! Et ce lieu est aussi mis en péril par un ravitaillement des bateaux au large qui dérange les populations de manchots du Cap.

Nous avons voulu témoigner et alerter : si rien n’est fait, ces espèces animales seront amenées à disparaître.

Nous avons choisi d’alerter le grand public mais aussi les législateurs en prenant le parti de les émerveiller. Nous pensons que les émotions, ici positives, sont de très bons catalyseurs pour passer à l’action.

Nous avons insisté sur le fait que si des mesures d’atténuation ou de réduction des activités anthropiques étaient prises, des bénéfices directs et rapides étaient visibles sur la bonne santé des populations animales.

De plus, pouvoir prendre la parole à l’Université de la terre dans cette grande maison qu’est l’UNESCO était une façon de sensibiliser un très grand nombre de personnes, des publics différents et pourquoi pas de proposer que ce hot spot de la biodiversité devienne « patrimoine immatériel de l’humanité ». Dans ce projet, nous avons voulu d’écrire l’écosystème pour en montrer la force et la vulnérabilité, une façon pour nous de montrer que nous avons tous un rôle à jouer, à divers niveaux et que cet océan recèle des merveilles en péril. Il est donc de notre responsabilité collective d’œuvrer à le protéger, le défendre et le restaurer afin que les vies animales qu’il recèle puissent s’épanouir.

 

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