Gabrielle Halpern : “L’hybridation, un projet de société pour recréer des ponts entre les mondes”
Philosophe, Gabrielle Halpern défend une vision audacieuse : celle d’une société fondée sur les rencontres entre mondes, métiers et générations. L’hybridation, selon elle, est une manière concrète de repenser nos façons de vivre, de gouverner et d’agir.
Interview de Gabrielle Halpern, Philosophe[1]
Entrepreneurs d’avenir : Depuis plusieurs années vous travaillez sur le concept d’hybridation. Pourriez vous revenir sur cette notion ? en quoi elle nous aide à penser et agir sur le cours de notre époque et pourriez vous nous donner quelques exemples d’hybridation en marche ou réussie ?
Gabrielle Halpern : Nous passons nos journées à tout découper en morceaux et à tout ranger dans des cases : nos territoires avec le cœur de ville, la banlieue et la ruralité, les métiers avec les métiers manuels et les métiers intellectuels, les générations avec les jeunes et ceux que l’on appelle hypocritement les seniors, les situations auxquelles nous sommes confrontées et les personnes que nous rencontrons. Notre cerveau s’est transformé en usine de production massive de cases, et, en agissant ainsi, non seulement nous passons complètement à côté de la réalité, mais nous la maltraitons en la mutilant[2]. Cela fait des siècles que nous voyons le monde d’une manière morcelée, cela a influé sur notre organisation du travail, nos industries, le développement de nos sciences, nos formations, nos politiques publiques, l’organisation de nos filières ou encore nos territoires. Et si l’on apprenait à penser autrement ? Il est temps de créer des ponts entre les mondes, entre les générations, les métiers, les territoires, les sciences ou les arts. C’est cela, l’hybridation !
L’hybridation consiste dans des mariages improbables, c’est-à-dire que c’est le fait de mettre ensemble des arts, des secteurs, des activités, des métiers, des générations, qui, a priori n’ont pas grand-chose à voir ensemble, voire qui peuvent sembler contradictoires, et qui, ensemble, vont donner lieu à quelque chose de nouveau : un tiers-lieu, un tiers-métier, un tiers-modèle… L’hybridation crée de nouveaux mondes, en somme[3]. Concrètement, on voit des écoles rurales transformer leur cantine en restaurant pour tout le village et ouvrir leurs portes aux personnes âgées pour leur apprendre à se servir d’un ordinateur. On voit se développer des « tiers-lieux », c’est-à-dire des endroits insolites qui mêlent des activités économiques, avec de la recherche scientifique, de l’innovation sociale ou encore des infrastructures culturelles. Demain, tous les lieux seront des tiers-lieux et mêleront des activités, des publics, des usages différents : cela va toucher les écoles, les musées, les restaurants, les hôtels, les offices de tourisme, les mairies ou encore les galeries marchandes. On voit déjà des expositions de peinture dans les centres commerciaux, des résidences d’artiste dans des hôtels ou encore des crèches dans des maisons de retraite !
Dans mes périples à travers la France, j’ai vu le service psychiatrique d’un hôpital et un musée d’art contemporain collaborer autour de séances d’art thérapeutique, un club de football et un service de soutien scolaire joindre leurs efforts pour accompagner des jeunes de milieux défavorisés, des entreprises ouvrir leurs portes le soir et le week-end à des sans-abri, des chanteurs d’opéra murmurer à l’oreille de nouveau-nés prématurés, un artiste plasticien s’associer avec des chercheurs et des ingénieurs pour créer un point de dentelle particulier qui, placé autour du corail comme tuteur lui permet de se régénérer, des personnes en situation de handicap former à l’apiculture un public non handicapé et réparer leur voiture, des femmes de ménage devenir également médiatrices culturelles dans des maisons de retraite… Cela commence par là, le fameux « vivre ensemble » dont on entend tant parler : des lieux, des temps partagés.
Cela fait plus de seize ans que je forge jour après jour cette notion de l’hybridation, qui n’est pas un simple concept philosophique, mais un vrai projet de société, qui vise à recréer des ponts entre les mondes.
Vous traitez dans ce livre du rôle du philosophe dans notre société ? Les philosophes sont ils encore entendus dans notre Société et comment pourraient ils aider les décideurs publics et privés dans la conduite du destin de notre pays et du monde?
Je ne supporte pas cette image du philosophe qui plane dans le monde confortable des idées, qui parle d’une manière incompréhensible et qui est complètement déconnecté du réel ! Si ce préjugé du philosophe existe, c’est de la faute des philosophes qui l’ont entretenu ! Il est temps de briser cette image et de réinventer le rôle des philosophes dans la société.
Pour moi, être philosophe, c’est passer autant de temps à réfléchir, écrire, lire Aristote ou Montaigne qu’à écouter un agriculteur, une aide-soignante ou à visiter une usine, une maison de retraite ou une startup ! À force de séparer la pensée de l’action, nous avons des intellectuels assis et des aveugles qui marchent. Il est temps de redonner du sens à l’action et de la réalité à la pensée. Mon livre est un plaidoyer pour une philosophie pratique. Si l’on veut penser le monde avec justesse, il faut aller dans le monde, s’y intéresser, tenter de le comprendre. Jean Jaurès disait que « le vrai courage est de comprendre le réel et d’aller à l’idéal », mais ce n’est pas vrai : aujourd’hui, le vrai courage, c’est d’aller au réel. C’est ainsi que les philosophes pourront de nouveau être légitimement entendus par leurs concitoyens et accompagner utilement les décideurs publics et privés…
A l’échelle de chacun d’entre nous, comment s’y prendre pour créer des ponts et pratiquer l’hybridation de nos vies et de nos projets ?
Derrière tous ces grands mots, il y a tout simplement l’idée de la curiosité : ne pas se contenter de ce que l’on sait ni de ce que l’on est, ne pas s’enfermer dans son petit monde, s’intéresser à tout ce que l’on méconnaît, oser se frotter à l’altérité. L’hybridation est d’abord une éthique de la relation à l’autre. On ne peut créer des ponts entre des mondes que lorsque l’on a appris à avoir un pied dans plusieurs mondes ; cela nécessite de l’humilité.
L’hybridation n’est pas une molle synthèse entre deux mondes ; elle implique une forme de transgression. Transgression de nos petites frontières mentales – un chat est un chat, une école est une école, un théâtre est un théâtre. Mais on peut l’assumer, puisqu’il s’agit d’une transgression généreuse. Chacun, où qu’il soit, quel que soit son poste, son métier, son activité, peut agir en ce sens. Être un centaure n’est pas le luxe de quelques-uns, chacun de nous a la responsabilité de le devenir !
Vous consacrez un passage au problème de la gouvernance. Vous constatez à ce propos une absence d’hybridation et de passerelles. N’est ce pas cela que nous vivons en France dans la vie politique ? comment gouverner ensemble pour faire face aux multiples défis qui nous menacent ?
J’ai effectivement mené un travail de recherche sur la gouvernance partagée, en partenariat avec ESS France et Aéma Groupe il y a quelques années, en interrogeant un certain nombre d’acteurs, parce que ce sujet me semble être l’un des grands enjeux de notre époque. Pour qu’une association soit utile aux habitants, il est essentiel de les impliquer dans la gouvernance. De la même manière, comment une entreprise peut-elle exercer son métier de la manière la plus pertinente possible, en se passant de l’expertise de ses salariés dans ses processus de décision ? Comment une startup peut-elle proposer un produit ou un service qui a du sens, s’il n’est pas le fruit de réflexions collectives menées avec les usagers ou le territoire de déploiement ? Comment un décideur public peut-il répondre aux citoyens sans s’appuyer sur une forme de gouvernance partagée ? Cela implique une remise en question des frontières, des cases dans lesquelles chaque acteur était enfermé jusqu’à présent : chacun doit apprendre à dépasser son petit intérêt particulier…
Quels sont vos projets et vos prochains travaux ?
Depuis plus d’un an, je mène un gros travail de recherche sur la question de l’intelligence artificielle, en m’appuyant notamment sur de nombreux entretiens de terrain menés auprès de personnes de différents secteurs, métiers, générations et horizons. Cela donnera lieu à la publication en janvier prochain d’un essai avec une approche… inattendue.
Par ailleurs, mon grand enjeu des années à venir est l’international : je ne veux pas être enfermée dans un prisme franco-français qui pourrait biaiser mes travaux de recherche. J’ai donc à cœur depuis plusieurs années de prolonger mon Tour de France en un tour d’Europe et même du monde ! C’est ainsi que du Maroc à la Lettonie, en passant par l’Autriche, la Grèce, la Chine, le Liban, la Lituanie ou encore la Bulgarie, je poursuis mes travaux de recherche de terrain, en allant à la rencontre de nombreuses parties prenantes, en visitant d’autres lieux d’hybridation, en découvrant d’autres initiatives de ponts construits entre les mondes et en partageant au travers de mes conférences cet éloge du centaure avec le plus grand nombre.
[1] “Docteur en philosophie, diplômée de l’École Normale Supérieure, Gabrielle Halpern a travaillé au sein des cabinets du Ministre de l’Économie et des Finances, de la Secrétaire d’État au Commerce, à l’Artisanat, à la Consommation et à l’Economie Sociale et Solidaire, du Secrétaire d’État à la Recherche et à l’Enseignement Supérieur et du Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, en tant que « Conseillère Prospective et Discours », avant de co-diriger un incubateur de startups et de conseiller des entreprises et des institutions publiques. Ses travaux de recherche portent en particulier, depuis près de seize ans, sur la notion de l’hybridation, comme moyen de créer des ponts entre les mondes. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages dont l’essai « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation » (Le Pommier, 2020) et “Créer des ponts entre les mondes” (Fayard, 2024). En 2024, elle a reçu le prix « Les Lauréates » créé par le magazine Elle et le journal La Tribune qui récompense « Trente femmes qui transforment la société et l’économie ». Pour aller plus loin : www.gabriellehalpern.com“.
[2] Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020.
[3] Gabrielle Halpern, « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation », Le Pommier, 2020.