La Permaindustrie, une nouvelle révolution industrielle est possible
Dans un secteur textile souvent critiqué pour son impact environnemental et social, Thomas Huriez, fondateur de 1083, et Éric Boël, dirigeant des Tissages de Charlieu et de Nouvelles Fibres Textiles, défendent un modèle industriel inspiré de la nature : la Permaindustrie. À travers leurs engagements collectifs, leurs coopérations et des initiatives concrètes, ils démontrent qu’une industrie résiliente, locale et sobre est possible et urgente. Rencontre avec deux bâtisseurs de liens qui font rimer écologie, économie et territoire.
Entrepreneurs d’avenir : Thomas, tu fais partie des entrepreneurs emblématiques du « Fabriqué en France » et de la certification Origine France Garantie dans l’univers textile avec les jeans 1083 : peux-tu nous en dire plus sur tes engagements au service du collectif ?
Thomas Huriez : Le 1er engagement collectif c’est l’activité même que l’on développe : à partir du moment où on interagit avec les autres, ce que l’on fait forme une partie du monde dans lequel on vit. C’est politique au sens premier du terme. Et puisque c’est politique, c’est collectif.
Les entreprises de Fast-Fashion ne fabriquent pas le même monde que nous !
Tous les engagements collectifs que l’on peut prendre en s’investissant dans notre filière, nos écosystèmes sont extrêmement importants et constituent la 1ère étape pour faire « collectif ».
Il ne s’agit pas bien sûr de juste adhérer mais bien de mettre sa propre activité en cohérence avec le cap collectif citoyen que l’on porte.
On a une vision très cellulaire de la filière, loin de la verticalité et de la centralisation, parce que les systèmes de centralité sont fragiles ! On cherche un réseau pour former un écosystème riche de diversité, de parties prenantes pour être ensemble plus robustes et résilients.
On est donc à ce titre actif au sein de l’association Origine France Garantie (adhérent et administrateur), de la Fondation Entreprendre (administrateur), de Refashion (membre) de Mouvement Impact de France (membre), de En Mode Climat (membre).
l’idée de ces structures collectives, ce n’est pas d’attendre que chacun soit parfait mais d’avoir une vision systémique. Pour nous c’est aussi un enjeu de sincérité fort pour mettre en adéquation nos activités avec les engagements collectifs : commencer à être ce que l’on dit devoir devenir !
Cesser les discours politiciens (qui souvent permettent de continuer à ne rien changer de profond quand 95 % du marché communique de façon plus rassurante que la réalité des pratiques).
Le 1er geste collectif c’est donc d’aligner du mieux possible les prises de position collectives avec son activité réelle, Viser la sincérité !
Entrepreneurs d’avenir : et toi Eric, tu fais partie depuis près de 30 ans des entrepreneurs emblématiques de la filière du textile avec Les Tissages de Charlieu depuis 1997 et plus récemment en parallèle avec Nouvelles Fibres Textiles. Tu es également un membre très actif de la Commission Développement Durable de l’Union des Indusries Textiles après en avoir été le président régional. Peux-tu nous en dire plus sur tes engagements au service du collectif ?
Eric : J’ai la conviction que l’entreprise peut et doit être un support d’épanouissement de l’être humain ! C’est le chemin pour grandir et c’est ce que nous essayons de faire au quotidien aux Tissages de Charlieu. Cette économie au service du bien commun est aussi la garantie de notre pérennité. C’est très clairement ce qui fait que l’on existe encore dans cet univers du textile terriblement chahuté. Il faut retrouver ce à quoi nos entreprises servent. Trop souvent encore les drivers de développement sont économiques, avec une performance financière comme seule finalité. Cela provoque une perte de sens et des effets pervers collatéraux énormes. Cette quête de puissance par l’argent est devenue prépondérante dans la vie des gens mais on le constate, cela craque un peu partout et on est arrivé sans doute au bout de ce système.
Dans un sondage européen réalisé récemment auprès de 10 000 jeunes, 50 % d’entre eux disaient que la planète est foutue. Ce que l’on peut répondre à ces jeunes, c’est que ce n’est pas la fin du monde, mais celle d’un monde. Il nous faut créer ce nouveau monde avec nos convictions, notre cœur, et se dire que le matin quand on se lève pour aller travailler, c’est pour faire du bien à l’homme et à la planète.
Nous, les entreprises, nous devons donc impérativement revenir à une économie qui fait du bien, pensée pour être au service de l’être humain. C’est une évidence que l’on a perdue et le monde de demain n’existera que si on va dans ce (bon) sens.
« Tissons ensemble de jolis liens », est la devise très féconde partagée aux Tissages de Charlieu et que nous mettons en œuvre dans chacune de nos relations, en interne comme avec les collectifs.
Dans cet esprit, nous avons créé avec d’autres entrepreneurs Nouvelles fibres textiles, la première ligne industrielle de tri textile automatisé en France pour rendre possible la transformation des textiles post-consumer en matière première recyclée pour la filière textile comme pour les industries du non-tissé et des matériaux composites. Faire et avancer ensemble dans l’économie circulaire est nécessaire et indispensable !
Entrepreneurs d’avenir : Pourquoi avoir eu le souhait d’écrire ce livre , « La permaindustrie > Comment le développement d’écosystèmes inspirés de la nature est en train de changer le monde » à 4 X 2 mains ?
Thomas : Avec Eric depuis le début de 1083 on évolue côte à côte, c’est le premier tisseur à nous avoir fait confiance. On a construit ensemble l’écosystème auquel on croyait : beaucoup de coopération pour concurrencer le modèle que l’on combat. On partage une vision pragmatique et un engagement sincère pour changer les choses avec une certaine avance de phases ! Eric me présente un jour un schéma où l’on voit tous les acteurs former une boucle d’économie circulaire avec plein d’acteurs différents qui diversifient chaque étape pour qu’il n’y ait pas qu’un seul maillon pour ne pas être fragile.
En 2021, on réalise en fait que cet écosystème local, circulaire, diversifié est très proche de ce que l’on croit connaître du fonctionnement de la nature : le nom de « permaindustrie » nous vient pour expliciter notre concept de quête du modèle industriel qui serait le plus inspiré de la nature.
On sait que tous les systèmes industriels ont tous et toujours des externalités négatives. En parallèle on réalise alors consciemment que finalement l’écosystème qui produit le plus, c’est bien celui de la nature ! On valide alors ensemble une fois pour toute que le modèle industriel le plus inspirant est celui du vivant.
Ce concept de « permaindustrie » est totalement en lien avec celui de la « permaentreprise » : nous industriels ne vivons pas à côté de la nature ! Voyons ce qu’elle fait pour nous aider à aller vers le bon cap de nos structures industrielles. Produire et créer ensemble, c’est former une infrastructure. A ce titre la nature est le meilleur modèle industriel qui existe. On a donc souhaité aller plus loin et savoir pourquoi et comment la « permaindustrie » pouvait être plus performante pour nos structures.
Eric : On a discuté un soir avec Thomas Huriez en nous penchant sur la carte de France de l’économie circulaire textile française « France 2030, starter de l’éco circulaire française ». Et on s’est dit que c’était indispensable d’y aller vraiment, qu’il fallait trouver un nom à ce que nous faisions, parce que nommer les choses est important pour l’action. Thomas a eu l’idée d’appeler cela « permaindustrie », largement inspiré de la « permaentreprise » sans savoir que ce nom avait été préalablement déposé(1).
Parce que dans na nature, aucun organisme vivant ne produit un déchet qui n’est pas réutilisé par un autre organisme vivant !
Notre finalité pour ce livre est bien d’engager le process pour créer ce nouveau monde industriel réciproquement bénéfique à l’être humain et à la nature, en prenant l’exemple de cette dernière, formidable maître à penser.
On savait que l’on faisait déjà tous plus ou moins des actions relevant de la permaindustrie. Là il s’agit de témoigner que ce n’est pas forcément plus compliqué et de donner des exemples qui vont montrer que finalement l’industrie peut ne pas être toxique à l’homme à la nature.
Thomas, comment concrètement as-tu mis à l’oeuvre la « permaindustrie » chez 1083 selon six principes indissociables que vous avez définis : la création, l’interconnexion, l’adaptabilité, la circularité, la diversité et la sobriété ?
Thomas : Pour nous ces six piliers sont la transcription de notre ADN et ce depuis sa création. Ce n’est pas une prise de conscience au fur et à mesure mais ils constituent plutôt la génèse même de la marque. La PermaIndustrie a permis de mettre les mots sur ce concept pour lui donner une réalité. Je propose de les illustrer par des actions concrètes que nous avons pu mettre en place.
• La création : la nature est créatrice et productive de façon foisonnante. Le premier parti-pris c’est par conséquent de ne surtout pas s’arrêter de créer et de produire. Ne pas faire « moins moins » mais « mieux mieux » : inventer des choses, accepter que certaines soient mauvaises et d’autres bonnes. On crée on innove, on produit du tissu à partir de coton, bio, recyclé, local etc. C’est dans tous les cas du concentré de savoir-faire, d’excellence : quand on fait de la mode c’est autant industriel que culturel.
- L’interconnexion : on ne fait rien tout seul. Un arbre pousse dans la terre, il est racinaire et en interconnexion avec son écosystème. Cette observation conduit naturellement à développer une filière beaucoup plus maillée, riche d’interlocuteurs que le principe admis de vouloir faire tout seul : développer une filière de production, pouvoir tout faire et pour chacun de ces métiers en partager la charge entre nos propres ateliers et nos partenaires sous-traitants (certains pouvant être associés chez nous et nous associés chez eux). La logique est polyforme et elle fait que l’on cultive les liens entre nous : on s’entraide plus dans les moments plus difficiles.
- L’adaptabilité : Prenons l’exemple de notre matière première, le coton qui ne pousse pas nativement en France. Sur notre terrain de jeu local, il y a d’autres fibres qui peuvent apporter des caractéristiques, on explore aussi la possibilité de faire pousser du coton en France, d’identifier les gisements de coton en France (les vieux vêtements qu’il faut apprendre à collecter, tirer, effilocher, pour retrouver les fibres originelles et les retisser ensemble), etc. L’adaptabilité c’est de prendre ce temps de recul pour voir les mille solutions qui n‘existaient pas a priori.
Un autre exemple très parlant est celui des boutons de jean, jusqu’à présent toujours conçus selon la technique de l’emboutissage qui n’existe plus en France. On explore les alternatives et on découvre que l’entreprise UGIGRIP à 20 kms de nos ateliers opère sa production de crampons pour pneus d’hiver avec la technique de la frappe à froid. On fait alors le parallèle avec nos boutons et on valide une technologie complètement différente qui nous permet de maintenir une production locale.
- La circularité : notre objectif est bien celui d’organiser un circuit le plus fermé possible : on récupère les jeans en fin de vie, on recycle les fibres (coton, polyester recyclé), on accepte de porter des jeans troués, mais il nous fallait encore une fonctionnalité qui prolonge la durée de vie d’un objet qui ne supporte pas le trou dans la poche et qui en l’état de la création ne permettait pas sa réparation ! On a donc changé le modèle des poches, imaginé un nouveau patronage pour facilement renforcer le fond de poche, et ce à la portée de n’importe quel retoucheur, particulier ou professionnel.
- La diversité : développer c’est tout faire pour déconcentrer son activité. Et c’est ce que le vivant a su faire en démultipliant les espèces de tomate pour qu’elle puisse s’adapter à tous les terrains, tous les climats et ainsi ne pas disparaître. Nous sommes originaires de Romans, en France et notre vision c’est de régionaliser la production (Bobigny, Lille, Vosges, etc..) pour rapprocher les lieux de production des lieux de vie de nos consommateurs.
- La sobriété : c’est le pendant obligé de la création et de la production ! La nature ne cherche pas l’hégémonie, elle a une forme naturelle de sagesse pour s’autoréguler : on cultive chez 1083 la sobriété. « Je me limite » est sans doute le plus difficile à s’appliquer car on veut toujours plus de tout : il faut pour autant se définir un terrain de jeu cohérent. Notre logique, c’est la proximité de production. On a cette logique là pour tout, c’est notre forme de cohérence et cela nous aide à nous concentrer. Par exemple, le principe d’export classique n’est pas un modèle pour nous. Il n’y a jamais plus de 1083 kilomètres entre nos consommateurs et nos sites de production. Les jean 1083 sont distribués uniquement en France et sur le net dans les pays limitrophes à moins de 1083 kms. Nous ne vendons pas en Europe au-delà de cette limite et si un jour nous devions aller plus loin, alors on le ferait avec une production locale dans cette zone de consommation dans le respect de nos limites.
Et toi Eric, comment concrètement as-tu mis à l’oeuvre la « permaindustrie » aux Tissages de Charlieu selon six principes indissociables que vous avez définis : la création, l’interconnexion, l’adaptabilité, la circularité, la diversité et la sobriété ?
Eric : Je vais prendre un exemple qui illustrent plusieurs d’entre eux, pour compléter les propos de Thomas. Aux tissages de Charlieu, 95 % des matières entrantes sont recyclées. Avant elles l’étaient avec des fibres qui venaient de (bien trop) loin, aujourd’hui elles viennent des vêtements « tout autour de nous » : c’est la proximité de leur provenance qui compte, au plus près de chez nous, c’est la matière qui dort dans nos placards. La boucle de la Permaindustrie est intégrative, c’est une économie circulaire de la proximité, une économie du lien qui évite de gaspiller pour trouver sur place nos matières premières. C’est un écosystème qui se créé dans une interdépendance selon le principe de « l’équilibre de prospérité réciproque ». On n’est plus responsable seulement de sa propre prospérité mais celle de toute la boucle concernée : il n’y a plus d‘amont et d’aval, chacun est tout à la fois client ou fournisseur de l’autre. Et cela engage profondément. C’est l’interdépendance choisie ! En se mettant en mouvement, on travaille aussi notre créativité parce que l’on est obligé de revoir l’ensemble nos process industriels en utilisant une matière recyclée !
Quels sont les leviers d’actions et les bénéfices que tu as identifié pour inciter tes confrères et consoeurs entrepreneurs et industriels à passer à l’action ?
Thomas : La mode c’est désirable ! Cela répond au besoin des consommateurs de s’habiller. Mais chez 1083 ce que l’on souhaite c’est vendre à un grand nombre de clients un minimum de nos produits!
Parce que c’est bien grâce à la désirabilité que l’on va pouvoir remplacer une consommation quantitative par une consommation qualitative et qu’on pourra utilement faire décroître le marché en volume pour le faire croitre en valeur. On a clairement créé 1083 pour faire baisser le nombre de jeans en France !
Il s’agit de ne pas être naïf et de s’organiser pour défendre collectivement nos intérêts, offrir une réponse concrète, développer une offre cohérente et ainsi mettre en œuvre un levier collectif pour contraindre les marques à la logique quantitative de croire à notre modèle et de basculer.
Avec Eric et les acteurs embarqués, on se mobilise pour pousser notre modèle et ensemble lutter contre les effets néfastes de cette fast fashion contraire aux besoins du vivant !
Eric : être rassemblés par un objectif commun ! L’économie circulaire, la Permaindustrie, c’est un système qui ne peut que vivre parce que l’on est ensemble. Face à un monde fragmenté, polarisé, la Permaindustrie rassemble : les chiffres des limites de ressources planétaires nous montrent partout qu’aujourd’hui on devrait déjà avoir basculé dans l’économie circulaire à 40 % alors que nous sommes encore dans l’économie dites conventionnelle à 93 %. La question de la relocalisation et de la création d’une économie locale résiliente fait partie intégrante du sujet !
Je souhaite ici réaffirmer que écologie et économie sont compatibles : en 2023, nous avons créé 70 nouveaux emplois et économisé 1 000 tonnes de CO2 par emploi créé ! Si nous n’avions pas fait cela, nous ne serions plus là, c’est un fait avéré. Le gage de pérennité et de performance économique est une conséquence de notre chemin en Permaindustrie. L’attractivité d’une entreprise qui fait sens et qui fait du bien est démontrée. Pour paraphraser Rabelais (« la science sans conscience n’est que ruine de l’âme »), on pourrait dire que « l’économie sans conscience n’est que ruine de la planète et de l’humain ». Il faut arriver à faire switcher collectivement celles et ceux qui n’ont pas encore opérer cette bascule.
Et ce n’est bien sûr pas seulement pour des raisons de pression règlementaire, coûteuse et pénalisante pour l’entreprise. Mais c’est bien pour la bonne raison à mes yeux : en quoi la mission de mon entreprise sert le bien commun et la société, comment cela va changer la nature de mon entreprise, comment nos salariés vont pouvoir grandir et s’épanouir. J’aime à parler de performance humaine de chacune et chacun et de performance humaine collective.
(1). Jean-Marc Bouillon (co-auteur avec moi, Thomas Huriez et Audrey Prat ) avait auparavant déposé le nom de PermaIndustrie pour un usage exclusivement au service du bien commun a accepté de nous rejoindre et d’en céder les droits pour le livre.
Une interview croisée réalisée par Coryne Nicq • juillet 2025