Sortir des chiffres, gagner les imaginaires : l’écologie comme levier culturel
Pour Patrick Scheyder et Valérie Martin, co-auteurs d’un livre-manifeste, l’écologie ne peut plus être réduite à une science des chiffres et des constats. Elle doit devenir un projet culturel, incarné dans nos récits, nos arts, nos pratiques et nos lieux de vie. Une voie pour gagner la bataille des imaginaires et ancrer la transition dans le quotidien.
Entrepreneurs d’avenir : Ce livre à trois mains nous aide à repositionner ce qu’est l’écologie qui ne serait pas selon vous une discipline scientifique. Il faudrait cesser de la cloisonner. Alors comment faire de l’écologie un sujet culturel ?
Patrick Scheyder : Une civilisation se définit notamment par son rapport à la nature. L’Écologie est donc par essence culturelle en occident, dans sa vision particulière de la nature. La science est elle aussi culturelle, elle est le produit d’une façon d’envisager le vivant. En France, pour parler d’un des maillons de la culture qu’est l’art, ce sont des artistes qui ont été les premiers lanceurs d’alerte écolos : les peintres de Barbizon et George Sand ont défendu dès les années 1840 la forêt de Fontainebleau de l’abattage, et ils ont gagné. La vision de l’Écologie culturelle que j’ai co-créée avec Nicolas Escach, est de multiplier les points d’accès à l’écologie pour la rendre accessible. La culture et l’art sont parmi les leviers sensibles de cette appropriation.
Valérie Martin : Trop longtemps, les discours alertant sur les polycrises (crise climatique, crise de l’effondrement de la biodiversité, crise des ressources) auxquelles nous sommes confrontés ont reposé en grande majorité sur des chiffres et des statistiques. Ces informations, bien qu’indispensables, ne suffisent pas pour mettre largement en mouvement la population pour qui ces enjeux apparaissent souvent éloignés des préoccupations du quotidien. Faire de l’écologie un sujet culturel, c’est reconnaître qu’elle touche à nos modes de vie, à nos valeurs et à nos représentations collectives. Cela signifie donc l’ancrer dans le quotidien dans lequel nous vivons : santé publique, migrations, économie, géopolitique, emploi, mais aussi dans notre rapport au monde et à nous-mêmes. Elle devient alors un levier de transformation culturelle, en réinterrogeant nos façons d’habiter, de consommer, de produire. Elle va s’incarner dans les récits, les arts, les rituels et les identités locales. C’est à cette condition qu’elle peut devenir un horizon partagé.
Vous rappelez une évidence que nous ne ressentons que si peu. Nous, humains, sommes la première parcelle de Nature, à entretenir. S’envisager soi-même comme un jardin pourrait-il nous relier au vivant non humain ?
Patrick Scheyder : Nous pensons à notre corps quand il va bien, ou qu’il va mal. Sinon c’est notre intellect qui semble exister, et le corps est somme de suivre. Nous vivre comme un jardin – ou comme un lac – développe la conscience de ce que nous sommes réellement, faits de puissances, de faiblesses. De renouveau et de cycles. Nous sommes alors des vivants, en rapport avec d’autres vivants humains et non humains. La crise écologique est aussi une crise de notre perte d’identité, d’êtres de chair. L’intellect – et non l’intelligence – pourrait nous perdre.
Valérie Martin : Se penser comme un jardin, c’est cultiver une attention à soi qui ouvre sur une attention renouvelée aux autres vivants (humains et non humains). Dans un contexte à ce que le psychologue américain Peter H. Kahn nomme « l’amnésie environnementale, c’est à dire où la référence à la nature s’appauvrit au fil des générations et réduit l’envie de la protéger, cette métaphore permet de rétablir un lien intime et concret avec le vivant. Retrouver en nous cette conscience d’appartenance est une condition essentielle pour recréer des solidarités avec l’ensemble du monde naturel.
L’écologie fait face à une guerre culturelle et gagner la bataille des imaginaires face aux mirages que nous proposent le néolibéralisme et la société de consommation, est décisif. Comment mener voire gagner cette bataille des imaginaires ?
Patrick Scheyder : Il n’y a pas d’autre choix que de se débrancher, de recommencer à s’entraîner à imaginer ! Car le consumérisme – comme toute idéologie qui veut vaincre – nous à hypnotisés de ses rêves. Il a imaginé pour nous. Il a parfaitement compris les mécanismes de l’humain : on ne gagne qu’en promettant le meilleur, et chaque idéologie a d’ailleurs son Paradis. Imaginer autrement est depuis toujours le terrain d’élection de la culture et de l’art. Ce sont des leviers puissants et populaires. Pas besoin d’être scientifiques pour imaginer vivre différemment ! Dans le cas de la crise écologique, c’est retrouver le sens de ce que veut dire le bonheur, au sens individuel et collectif. L’Écologie doit vraiment s’y atteler, et ne pas se réfugier derrière les chiffres et les constats.
Valérie Martin : Nous baignons toujours dans des imaginaires productiviste, consumériste, illimitiste et techno-solutionniste dont nous constatons de plus en plus les coûts écologiques et sociaux. Or, ces imaginaires ne sont pas viables puisqu’ils compromettent l’habitabilité de notre Terre et nourrissent une profonde dissonance entre intention et action. Comme le souligne Denis Meadows[1], alors que « nous savons comment réduire les émissions de gaz à effet de serre (…), notre culture et nos valeurs nous empêchent d’utiliser ce que nous savons. La question relève moins d’un enjeu technologique que d’un enjeu culturel. » Pour gagner la bataille des imaginaires, nous devons engager une transformation profonde qui concerne à la fois nos valeurs, nos organisations, nos références normatives, de comportements, d’éducation, nos pratiques individuelles et collectives. En interrogeant nos trajectoires de développement et nos rapports aux autres, la transition écologique devient un projet de société et le fondement même de la réinvention de notre contrat social. Face aux crises systémiques auxquelles nous sommes confrontés, nous devons réapprendre à faire société et les récits ont ce pouvoir car ils nous permettent de nous projeter et de nous donner des clés de l’empuissantement, de la mise en action vers des futurs soutenables. Gagner la bataille des imaginaires, c’est produire des représentations du monde qui rendent les transitions compréhensibles, accessibles et attractives. L’écologie doit s’incarner dans des récits concrets, des formats pédagogiques, des initiatives visibles et des pratiques valorisées. Ce n’est pas seulement une affaire d’expertise, mais de mobilisation culturelle.
La transformation écologique nécessite une évolution des représentations collectives. Mais comment y parvenir et avec qui en sachant que notre époque est traversée par une culture de l’immédiateté et de la contre-vérité ? On parle beaucoup de la réinvention des imaginaires depuis quelques temps maintenant ? Mais comment faire atterrir ces tentatives ?
Patrick Scheyder : Déjà en tant qu’artiste, je dirai qu’un artiste qui ne fait que rêver… est un rêveur. L’exigence utile de l’art, c’est qu’il y ait un résultat, une œuvre. Je suis dubitatif sur les utopies qu’on veut nous vendre un peu partout. Faisons plutôt des Uchronies, écrivons différemment notre présent, c’est plus fertile à mon sens.
Rien ne remplace le terrain : écouter les gens, leurs désirs, leurs envies. Aller à leur rencontre, savoir apprendre et ne pas être donneur de leçons. Pour moi les nouveaux imaginaires ça commence par-là : écouter, regarder. Le concret peut être bien plus imaginatif que la fiction. C’est pourquoi nous avons créé le réseau des Maisons de l’Écologie culturelle.
Comment construire les repères d’un monde en mutation ?
Valérie Martin : Raphaël Besson[2] dans son édito du numéro spécial de Technikart de met en avant notamment qu’« une culture des transitions, c’est réapprendre à faire de la politique avec la culture pour inventer une écologie locale et populaire, en mesure de s’incarner dans les lieux de vie ordinaire et les besoins socioculturels et matériels des individus ».
Tout est dit, nous ne parlons pas de symboles abstraits, mais d’imaginaires matérialisés : des lieux, des pratiques et des collectifs qui incarnent une autre façon de vivre et qui donnent chair à la transition écologique. Les représentations collectives évoluent lorsqu’elles s’incarnent dans des espaces concrets. Ils ont pour fonction de repenser notre rapport à la Terre dans une logique de relation, de respect et de réciprocité. Tiers-lieux, bouturothèques, grainothèques, éco-lieux ou encore maisons de l’écologie culturelle racontent une autre manière de vivre : plus sobre, plus solidaire, plus ancrée. Ils restructurent notre manière d’habiter l’espace et le territoire. Ces espaces rendent l’écologie visible, concrète, partageable car ils créent du récit, de la mémoire, du lien. Ces espaces de partage et de débat ne sont pas de simples initiatives locales : ils fonctionnent comme de véritables points d’ancrage collectifs, capables de fédérer la mémoire et l’imaginaire. Ils rappellent que l’écologie ne se décrète pas seulement : elle doit se vivre, se ritualiser et s’incarner dans des lieux qui deviennent nos totems communs. Elle inventera ainsi, par la pratique, les formes culturelles d’une société post-carbone.
Pourriez-vous nous éclairer sur les Maisons de l’écologie culturelle ? N’est-ce pas une autre façon de rebaptiser les tiers lieux ?
Patrick Scheyder : Les Maisons de l’Écologie culturelle, c’est la force d’un réseau de lieux. Ils se reconnaissent dans l’esprit des Manifestes que nous publions depuis 4 ans sur le lien co-substanciel entre Écologie, culture et société dans les territoires. Ils existent parfois depuis 15, 20 ans, voire plus. Bonne nouvelle : ils ne nous attendent pas pour sauver le monde ! Mais ils espèrent de nous une vraie montée en gamme. De nouvelles idées germent, de nouveaux projets, une reconnaissance aussi. Des échanges permanents, la découverte des différences de structure, de modes d’actions. C’est tout sauf de l’entre soi. On y trouve de petites associations, des collectivités, des institutions, des particuliers. C’est à l’image de la société, un cocktail foisonnant et prometteur.
[1] Scientifique et physicien. Il est l’auteur du rapport Meadows, The Limits to Growth – paru en 1972
[2] directeur de Villes Innovations, chercheur associé au laboratoire PACTE, co-fondateur du Laboratoire d’usages Culture(s) Arts Société